Compétence juridictionnelle et violation de droits de la personnalité par Internet - CJUE, 17 juin 2021, n° C-800/19
Par Laura Helloco et Sarah Slim
SM est un ressortissant polonais résidant à Varsovie qui a été prisonnier dans le camp d’extermination d’Auschwitz pendant la seconde guerre mondiale. L’une de ses activités consiste à préserver le souvenir des victimes des crimes commis par l’Allemagne nazie contre les Polonais pendant ce conflit. Une société allemande (Mittelbayerrischerverlag KG) publie un journal régional en langue allemande sur son site Internet, qui est généralement accessible dans d’autres pays notamment la Pologne. Ce journal a publié, le 15 avril 2017, un article portant sur le destin d’un juif survivant de l’Holocauste et évoquant la circonstance selon laquelle la sœur de ce dernier « a été assassinée dans le camp d’extermination polonais de Treblinka ». Cette expression n’a été disponible sur Internet que pendant quelques heures et a été remplacée par la formule « le camp d’extermination nazi allemand de Treblinka, situé en Pologne occupée ».
Le 27 novembre 2017, SM a introduit une action en justice contre la société allemande devant le tribunal de Varsovie et a demandé la protection de ses droits de la personnalité, notamment de son identité et de sa dignité nationales auxquelles il aurait été porté atteinte en raison de l’utilisation de la première expression. La société allemande a soulevé l’incompétence des juridictions polonaises au motif que l’article qu’elle a publié ne concernait pas directement SM, que le journal qu’elle publie concerne principalement la région du Haut-Palatinat en Allemagne et n’est disponible qu’en langue allemande. La société allemande ne pouvait, dans ces circonstances, prévoir la compétence des juridictions polonaises et, par conséquent, l’article 7.2 du règlement Bruxelles I bis ne pouvait pas trouver application. Le Tribunal régional de Varsovie a retenu sa compétence sur le fondement de l’article 7.2 du règlement Bruxelles I bis au motif que le site Internet de la société allemande pouvait être consulté en Pologne et que l’expression « camp d’extermination polonais » pouvait attirer l’attention des lecteurs polonais, de sorte que la société allemande aurait pu prévoir que le territoire de la Pologne pouvait être considéré comme constituant le lieu de violation des droits de ses lecteurs. La société allemande a interjeté appel devant la Cour d’appel de Varsovie qui a décidé de surseoir à statuer et de saisir la Cour de justice de l’Union européenne de plusieurs questions préjudicielles.
Après avoir rappelé les règles de compétence applicables aux cyber-délits, notamment découlant de l’article 7.2 du règlement Bruxelles I bis et de l’arrêt eDate Advertising (I), la Cour de justice a fait ressortir les éléments particuliers qui justifient l’adoption, en l’espèce, d’une solution nuancée (II).
I. Règles de compétence applicables aux cyber-délits
Le règlement Bruxelles I bis ne prévoit pas de règle de compétence spécifique pour les cyber-délits qui donnent lieu, très souvent, à des actions en responsabilité délictuelle ou quasi-délictuelle. Outre l’article 4 qui pose le principe de la compétence du domicile du défendeur, c'est donc l’article 7.2 du règlement qui est applicable. L’on sait que dans ce domaine, avant l’entrée en vigueur du règlement Bruxelles I bis, la Cour de justice avait décidé, dans l’arrêt Mines de potasse d’Alsace, que lorsque le fait générateur du délit et le dommage sont localisés dans des pays différents, le « Tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit » doit être interprétée comme visant à la fois le lieu où le dommage est survenu et celui du fait générateur. Or, lorsqu’il s’agit de cyber-délits, les dommages peuvent, par hypothèse, être ressentis dans plusieurs pays, sinon dans le monde entier. Dans ces hypothèses, l’option que prévoit l’arrêt Mines de potasse d’Alsace doit donc être adaptée.
La Cour de justice a donc cherché à adapter cette option aux divers types de cyber-délits, sans poser une règle générale en la matière. L’on sait que, pour le fait dommageable des cyber-délits, il est possible d’hésiter entre le lieu de l’émetteur, le lieu du serveur, le lieu du fournisseur d’hébergement, voire également le lieu du fournisseur d’accès. C'est la raison pour laquelle, dans la majorité des cas, le débat porte sur la localisation du préjudice. La question qui se pose à ce sujet est celle de savoir dans quelle condition il est possible d’admettre que le préjudice commis par voie d’Internet a été subi dans un lieu bien défini. Pour la détermination du lieu de matérialisation du préjudice, la Cour de justice met généralement l’accent sur les critères de la prévisibilité et de la sécurité juridique. La cour décide que la matérialisation du dommage causé au moyen d’Internet est susceptible de varier en fonction du droit prétendument violé. Elle distingue par exemple, pour l’identification de ce lieu, entre les atteintes aux droits de la personnalité, au droit d'auteur, etc.
Concernant les droits de la personnalité, la Cour de justice a déjà eu l’occasion de mettre l’accent, dans l’arrêt eDate Advertising et Martinez, sur les spécificités des atteintes commises par le biais d’Internet. Elle a surtout insisté sur le fait que les contenus d’un site Internet peuvent être consultés instantanément par un nombre indéfini de personnes dans le monde, indépendamment de l’intention de leur émetteur. Dans cet arrêt, elle a décidé d’adapter les critères de rattachement dégagés dans l’arrêt Fiona Shevill de manière à permettre à la victime d’une atteinte à un droit de la personnalité par Internet de saisir, en fonction du lieu de matérialisation du dommage, un for, pour réclamer l’indemnisation de l’intégralité de son préjudice. Pour la Cour, le for le plus approprié est celui où la victime a le centre de ses intérêts. C'est devant ce for, qui se trouve généralement dans le pays de la résidence habituelle de l’intéressé, tout autant que devant les juridictions du lieu du domicile de l’émetteur que la victime peut , , demander réparation de l’intégralité de son préjudice. Cependant, elle a décidé, dans ce même arrêt eDate, que la victime pourra également saisir toutes les juridictions dans lesquelles le site est accessible mais seulement pour connaître du dommage subi dans l’État en cause.
L’arrêt du 17 juin 2021 vient apporter des limites importantes à la jurisprudence eDate puisqu’il décide que la juridiction du lieu où se trouve le centre des intérêts de la victime d’une atteinte à un droit de sa personnalité n’est compétente pour connaître de l’intégralité du dommage allégué, que si le contenu Internet en cause comporte des éléments objectifs et vérifiables permettant d’identifier directement ou indirectement ladite personne en tant qu’individu.
II. Limites apportées à la jurisprudence eDate Advertising et Martinez
Pour aboutir à cette solution, la Cour de justice se réfère à l’objectif de sécurité juridique et au principe de prévisibilité, déjà développés dans l’arrêt du 17 octobre 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan. Elle précise que la règle énoncée à l’article 7.2 constitue une dérogation à celle prévue à l’article 4 du même règlement et qu’elle doit faire l’objet d’une interprétation stricte. Elle ajoute que la règle découlant de l’article 7.2 est fondée sur l’existence d’un lien de rattachement « particulièrement étroit » entre la contestation et les juridictions du lieu où le fait dommageable s’est produit, ce lien étroit devant
garantir pour le défendeur de ne pas être attrait devant une juridiction qu’il ne pouvait pas raisonnablement prévoir.
S’agissant plus précisément de sa jurisprudence découlant de l’arrêt eDate, la Cour de justice souligne que la faculté reconnue à la victime de saisir, au titre de l’intégralité du dommage, la juridiction où se trouve le centre de ses intérêts, se justifie par l’intérêt d’une bonne administration de la justice et non une protection spécifique du demandeur. La cour met l’accent sur l’idée que la compétence spéciale en matière délictuelle ne poursuit pas les mêmes objectifs que le règlement Bruxelles I bis concernant les contrats de travail, contrats conclus par les consommateurs et contrats d’assurance. La cour précise ensuite que, dans la décision eDate, elle avait considéré que la compétence de la juridiction du lieu où la victime avait le centre de ses intérêts était conforme à l’objectif de prévisibilité. En effet, l’émetteur du contenu attentatoire était en mesure de connaître, au moment de la mise en ligne, les centres des intérêts des personnes qui font l’objet de celui-ci.
En d’autres termes, la Cour de justice souligne que dans l’arrêt eDate, elle avait pris en compte l’objectif de prévisibilité et précise que dans cette affaire, les victimes potentielles étaient directement visées dans les contenus puisqu’elles étaient nommément mentionnées. Cette considération permet à la Cour de faire la distinction avec les faits de l’affaire Mittelbayerrischerverlag, où la prétendue victime n’était pas visée directement ou indirectement, et de fonder ses prétentions sur une atteinte à son identité et à sa dignité nationale. La Cour en conclut que l’application de la jurisprudence eDate, dans cette hypothèse, nuirait à la prévisibilité des règles posées par le règlement Bruxelles I bis et à la sécurité juridique que ce dernier vise à garantir en raison de l’imprévisibilité pour le défendeur d’être attrait devant les juridictions du lieu où se trouve le centre des intérêts de la victime potentielle. En effet, il n’est pas en mesure de connaître, au moment où il met en ligne le contenu, où se trouve ce lieu. Statuer différemment conduirait à méconnaître la nécessité d’un lien particulièrement étroit entre le litige et la/les juridictions désignées, ce lien n’existant pas lorsque la prétendue victime appartient à un groupe. Évidemment, la victime peut toujours agir devant les tribunaux du lieu du domicile du défendeur pour réclamer la réparation de l’intégralité de son préjudice.
Cette espèce montre à quel point il est difficile d’adapter la jurisprudence Mines de potasse d’Alsace aux cyber-délits. L’arrêt de la Cour de justice montre aussi que la règle posée dans l’arrêt eDate ne s’applique pas pour toutes les atteintes aux droits de la personnalité de la même manière et qu’il convient désormais de distinguer entre les atteintes à ces droits qui touchent nommément une personne et les autres atteintes. Il convient néanmoins de remarquer que cette jurisprudence de la Cour consacre une approche au cas par cas, de sorte que chaque espèce nécessiterait la vérification de la situation de la personne alléguant une violation de ses droits de la personnalité. Pour effectuer cette vérification, la Cour impose l’examen d’éléments objectifs qu’elle n’énumère pas exhaustivement. Cette méthode laisse une grande flexibilité à la jurisprudence mais paraît paradoxalement aller à l’encontre des objectifs de sécurité juridique et de prévisibilité. En somme, la Cour apporte, dans cet arrêt, une limite au forum actoris en restreignant aux personnes directement ou indirectement citées sur un site Internet la possibilité d’attraire l’auteur du contenu devant leurs propres fors. Mais la question demeure de savoir comment déterminer la taille de la classe ou du groupe de personnes qui peuvent être considérées comme indirectement citées.