La gestation pour autrui devant la Cour européenne des droits de l’homme : un équilibre chancelant - CEDH, 18 mai 2021, n° 71552/17, Valdís Fjölnisdóttir et autres c. Islande
Par Claire Le Clech et Hortense Blome
Par un arrêt rendu en chambre le 18 mai 2021, la Cour de Strasbourg s’est une nouvelle fois prononcée sur l’épineuse question de la gestation pour autrui. Elle a ici réaffirmé que le refus de reconnaître la parenté d’intention d’un couple à l’égard d’un enfant d’origine biologique différente pouvait constituer un juste équilibre entre l’interdiction de la gestation pour autrui et la violation du droit au respect de la vie privée et familiale, si certaines « garanties » et alternatives étaient proposées (CEDH, 19 novembre 2019, n° 1462/18 et 17348/18, D. 2020. 506, obs. M. Douchy-Oudot ; A. Gouttenoire, F. Marchadier, « La famille dans la jurisprudence de la CEDH », Droit de la famille, 2017, n° 12, pp. 14-19).
L’affaire portait sur le refus de reconnaître un lien de parenté entre un enfant né d’une mère porteuse aux Etats-Unis et ses parents d’intention, deux épouses de nationalité islandaise n’ayant aucun lien biologique avec ce dernier. Si l’acte de naissance américain inscrivait les deux femmes comme mères de l’enfant, celles-ci n’ont pas été reconnues comme parents de l’enfant en Islande, pays où la gestation pour autrui est illégale et où, en principe, seule la femme qui donne naissance peut être considérée mère. La Cour européenne a estimé que cette décision des juridictions islandaises ne consistait pas en une violation du droit au respect de la vie privée et familiale (article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme) puisque le lien familial était maintenu grâce au placement de l’enfant sous la garde des deux femmes.
Les juges de la grande Europe ont articulé leur raisonnement en deux temps. Dans un premier temps, en l’absence de liens biologiques entre les demandeurs, les juges vérifient l’existence d’une « vie familiale de facto ». La Cour réutilise ici la notion qu’elle avait dégagée dans son arrêt Paradiso et Campanelli (CEDH, 24 janvier 2017, n° 25358/12, Paradiso et Campanelli c. Italie, D. 2017. 897, obs. P. Le Maigat). Si dans cette décision elle avait rejeté l’existence d’une vie familiale, eu égard à la courte durée de vie commune des demandeurs (ceux-ci n’avaient, en effet, cohabité que pendant huit mois), dans l’affaire en présence la Cour reconnaît l’existence d’une vie familiale de fait, les deux épouses vivant avec l’enfant depuis plusieurs années.
Dans un second temps, les juges se livrent à une analyse bien connue (CEDH, 26 juin 2014, n° 65192/11, Mennesson c. France) et estiment que le refus de transcription était bien une ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale. Cependant, selon l’article 8 § 2, une telle atteinte peut être conforme à la Convention si elle est prévue par une loi, si elle poursuit un but légitime et si elle est nécessaire (autrement dit proportionnée pour atteindre le but visé). Si la Cour n’observe que rapidement les deux premières conditions, celle-ci s’attarde plus amplement sur la proportionnalité de l’atteinte.
Une nouvelle fois, la Cour affirme que les États disposent d’une marge de manœuvre importante pour les questions qui ne font pas l’objet d’un consensus européen (CEDH, 26 juin 2014, n° 65192/11, Mennesson c. France ; F. Sudre, « ConvEDH : Droits garantis. – Droit au respect de la vie privée. – Droit à la vie privée sociale et droit à l’autonomie personnelle », Fasc. 6524- 2, Lexis). Or selon elle, le refus de reconnaître un lien de filiation juridique dans le cas d’espèce a permis de trouver un juste équilibre entre interdiction de la gestation pour autrui et violation du droit au respect de la vie privée et familiale des parties. En effet, selon la Cour, l’atteinte était proportionnée en ce que les deux femmes disposaient du droit de garde permanent, ainsi que de la possibilité d’adopter l’enfant. On retrouve alors ici une solution similaire à celle tenue par la Cour de Strasbourg dans son avis consultatif du 10 avril 2019, précisant que l’article 8 de la Convention ne met pas à la charge des États une obligation de transposition du lien de filiation entre la mère d’intention et l’enfant dès lors qu’une procédure d’adoption présentant des garanties de célérité et d’effectivité existe (V. Egéa, « Un semestre de droit procédural de la famille. Juillet-Décembre 2021 », Droit de la famille, 2021 ; dans le même sens v. Cass. civ. 1ère, 5 juillet 2017, n° 15-28.597, Enfants Paul et Pierre).
Toutefois, une telle position paraît ici contestable. En effet, en l’espèce, les deux femmes ont divorcé et se sont remariées chacune de son côté. Or, l’adoption étant réservée aux couples mariés en droit islandais, les deux mères d’intention semblent aujourd’hui dans une impasse : chacune d’entre elles s’étant remariée, seule une des deux mères d’intention et sa nouvelle épouse peuvent se voir reconnaître un lien de filiation par ce biais. Cette solution créant de graves injustices entre les couples mariés et divorcés, ou encore dans certains États entre les couples hétérosexuels et homosexuels, il est dommage que la Cour n’ait pas plus amplement considéré ce point. Le juge européen considère alors que le placement de l’enfant en alternance chez chacune des femmes suffit à satisfaire les exigences du droit au respect de la vie privée et familiale.
Par cette solution, la Cour européenne des droits de l’homme réaffirme sa position très protectrice de la « marge d’appréciation » des États, utile dans des domaines aussi sensibles que la gestation pour autrui. Ainsi, il semble que la position très libérale de la Cour de cassation française dans sa jurisprudence récente en la matière (Cass. civ. 1ère, 18 décembre 2019, n° 18-11.815 et 18-12.327 ; S. Bollée et B. Haftel, « L’art d’être inconstant. Regards sur les récents développements de la jurisprudence en matière de gestation pour autrui », Rev. crit. DIP, 2020, p. 267) dépasse largement les exigences de la Convention en ce que la transcription d’un acte de naissance étranger ne doit pas être systématique. Le législateur français peut alors être assuré de la compatibilité du nouvel article 47 du code civil issu de la loi « bioéthique » du 2 août 2021 à la Convention. En effet le législateur, souhaitant contrer la jurisprudence de la Cour de cassation, a précisé que les faits déclarés dans l’acte d’état civil devaient être appréciés « au regard de la loi française ».