Cour de cassation, Com., 16 mars 2022, n°20-22.000
Par Shiori Honjoya et Laurianne Leray
Pour une action en réparation de préjudice d’atteinte à son image et à sa réputation ainsi qu’à la perte, même non avérée, de ventes résultant de comportements parasitaires par le média d’internet et en cessation de commercialisation, la matérialisation du dommage doit être localisée dans l’État du siège social de la société victime qui est le lieu du centre de ses intérêts.
L’identification d’un lien avec un territoire donné est difficile avec l’expansion du commerce en ligne. En matière délictuelle, la question de la localisation du lieu du fait dommageable pour déterminer la juridiction compétente est d’autant plus épineuse.
Une société de droit français attrait devant le juge français, qui se reconnaît compétent, une société de droit italien pour agissements parasitaires et demande la cessation de la commercialisation illicite du produit. Était en cause un modèle de fauteuils d’avion de classe affaires fabriqué et mis sur le marché en France par la société de droit français Stelia Aerospace. Cette dernière soutient que la société de droit italien Aviointeriors aurait copié puis commercialisé son modèle de fauteuil sur internet à son insu.
La société de droit italien se pourvoit en cassation et conteste la compétence du juge français notamment en raison de l’absence de commercialisation de ses produits en France, même s’ils sont accessibles en France via son site internet. Selon elle, le préjudice se situerait davantage en Italie qu’en France où retenir la compétence des juridictions françaises ne se fonde que sur un préjudice hypothétique. La compétence des juridictions françaises serait d’ailleurs manifestement abusive car elle correspondrait à consacrer un forum actoris systématique.
La Chambre commerciale rejette le pourvoi au moyen d’une argumentation juridique succincte, ce qui est regrettable. Elle considère à la lumière des principes de bonne administration de la justice, de prévisibilité et de proximité tels que ceux mis en œuvre par la Cour de justice de l’Union européenne que les agissements parasitaires constituent une atteinte à l’image et la réputation de la société de droit français et peuvent ainsi causer des pertes de ventes à la société victime. Dès lors, la matérialisation du dommage doit être retenue comme se produisant au siège social de la société française, lieu où la société a son centre d'intérêts.
Cette décision n’est pas surprenante et s'inscrit dans la lignée des décisions rendues par la Cour de justice dans des matières voisines au cas d’espèce.
En matière d’actes de contrefaçon commis par le biais d’un site internet étranger, la jurisprudence a pu retenir l’accessibilité du site internet pour fonder la compétence d’une juridiction saisie au titre du lieu de matérialisation du dommage (CJUE, 22 janvier 2015, Hejduk, C-441/13 ; CA Paris, pôle 5, chambre 1, 23 mars 2021, n° 056/2021). Ainsi, l’accessibilité du site internet italien en France suffit à fonder la compétence des juridictions françaises bien que les produits ne soient pas in fine disponibles à la vente en France.
La Cour de cassation s’inspire également très certainement d’une autre décision récente rendue par la Cour européenne de Luxembourg dans une affaire d’entente où l'identification du lieu de matérialisation du dommage « doit répondre aux objectifs de proximité et de prévisibilité des règles de compétence ainsi que d'une bonne administration de la justice » (CJUE, 15 juillet 2021, C-30/20). Concernant ces objectifs, cette décision semble être insatisfaisante au regard du défendeur. La commercialisation du produit litigieux est faite en Italie et ne concerne pas directement le marché français, sauf au fait que le site internet y est accessible. Toutefois, selon une affaire récente sur la diffamation en ligne, la diffusion sur internet est considérée comme universelle, la victime doit faire l’objet d’une protection plus forte.
Ce degré de protection renforcée est également présent dans notre cas d’espèce où le fait générateur du dommage s’est aussi produit en ligne. Il a alors été retenu par la Cour de justice en 2011 comme dans notre arrêt que le demandeur peut agir au lieu où se situe le « centre de ses intérêts », indépendamment de la diffusion de l'information. (CJUE, 25 octobre 2011, eDate Advertising e.a., aff. jointes C-509/09 et C-161/10). La Cour reconnaît ainsi que la société française ne peut être contrainte d’agir devant les juridictions italiennes car la diffusion sur internet est large et porte atteinte à ses droits en France. Astreindre la société française à saisir des juridictions étrangères constituerait une « double peine » pour celle-ci puisqu’elle serait d’une part victime d’une atteinte à ses droits, et d’autre part victime de ne pas pouvoir agir devant les juridictions du pays où elle a son siège social et vend ses produits.
Depuis l’arrêt Mines de Potasse d’Alsace (CJCE, 30 novembre 1976, C-21/76), dont la solution a été étendue au Règlement Bruxelles I bis, le demandeur bénéficie d’un choix offert aux fins de saisir les juridictions soit du lieu où le fait générateur du dommage s’est produit, soit du lieu où le dommage est subi, entendu comme pouvant être un simple risque de réalisation d’un dommage.
La solution de la Cour de cassation est donc opportune dans son résultat. Elle est également fidèle au mouvement jurisprudentiel présenté consistant à offrir une liberté de choix à la victime dans l’objectif de la protéger et de lui permettre de saisir des juridictions commodes. Pourtant, celle-ci surprend par le caractère elliptique de sa motivation. La solution est rendue au seul visa des principes de bonne administration de la justice, de prévisibilité et de proximité tels que ceux mis en œuvre par la Cour de justice de l’Union européenne.
L’arrêt en question est d’ailleurs inédit, il semblerait que la Cour de cassation traite pour la première fois d’une affaire de parasitisme en ligne dans un contexte international, ce qui permet peut-être d’expliquer la fébrilité du raisonnement employé. Le droit international privé des cyber-délits est donc toujours un droit en construction.